Ton film commence avec l’arrivée au Liban, l’atterrissage, le carton de
demande de visa à remplir. Décris-nous un peu l’état d’esprit dans lequel tu te
trouves à ce moment-là.
C'est un sentiment très contradictoire,
paradoxal. L'impression de rentrer chez soi, et en même temps l'impression
d'être étrangère. Invariablement, le douanier raye « libanaise » et
souligne « française ». Pourtant, au fond de moi, il y a un lieu que
j'appelle « Liban, mon pays ». Qu'est-ce qui constitue mon
identité ? La nationalité de mon passeport, ou celle de mon paysage
intérieur, mon pays rêvé ? Et qu'est-ce qu'une identité qui ne se fonde
pas sur la terre, la religion, ou même la langue ? Est-ce qu'elle peut se
revendiquer ? Est-ce qu'elle peut se partager ?
Le film commence donc comme une quête identitaire.
Comment rentrer « chez soi », quand tout a changé, quand on a passé
toute sa vie ailleurs... ? On pourrait dire que c'est impossible,
impossible d'effacer la guerre, l'exil, le mélange, les années passées à parler
– et même penser – dans une autre langue. Et pourtant, moi comme les personnes
que j'emmène dans l'aventure du film, nous continuons à nous dire aussi
Libanais. J'ai donc l'intuition qu'il y a quelque chose à repenser dans la
notion d'identité, une nécessité contemporaine d'y intégrer plus d'ambiguité,
et plus de liberté. En tous cas, « se trouver », d'un point de vue
identitaire, dans un monde où les mouvements de populations sont si fréquents,
ce ne peut absolument pas être se coller un drapeau sur le front. Le Liban dont
je parle dans le film est un pays intérieur, imaginaire – on pourrait dire les
Libans, les Libans individuels... !
Qu’aimerais-tu
faire ressentir ou faire comprendre au spectateur ?
Mais Pays rêvé n'est pas un film sur le Liban. Notre
exil, c'est l'exil de tout être humain qui est obligé d'abandonner le monde de
son enfance, même lorsqu'il reste au même endroit. On est tous obligés
d'abandonner cette part de nous-mêmes, pour grandir, ou simplement pour
survivre. Et en même temps, ce monde imaginaire est à nous, il nous fonde, nous
nourrit, nous avons le droit de le revendiquer. L'explorer, le travailler,
jouer avec, même, le réinventer - ça apporte une forme de liberté.
Comme personne, j'aimerais que ce film questionne
le rapport de ceux qui le verront à leur propre identité, à leur propre pays
rêvé.Comme réalisatrice, j'aimerais que ce film soit vécu comme un voyage
intérieur et permette de toucher une sensation particulière, entre douceur et
massacre.
Dans ton documentaire Wajdi Mouawad confie :
« Je veux savoir par quoi j’ai été plié pour pouvoir le déplier. J’ai besoin de savoir comment cette société a éduqué ses enfants, comment moi
j’ai été éduqué, de quoi on m’a convaincu pour pouvoir
m’en déconvaincre… ».
Toi, as-tu
besoin de te « déconvaincre» ? Quelle éducation t-a été transmise ?
J'ai moins ressenti le besoin de me dé-convaincre, peut-être parce que
mon éducation était déjà très mêlée, mixée, hétéroclite. Ma mère est d'origine
Syrienne, mon père Libanais du Sénégal, et ils n'avaient (ils n'ont) ni l'un ni
l'autre d'esprit « communautaire ». De plus, j'ai quitté le Liban
plus jeune que Wajdi, et je n'ai pas tellement fréquenté ensuite les
« communautés » libanaises à l'étranger. Mon héritage libanais est
donc plus confus, plus sensitif, moins organisé.
Dans mon rapport enfantin à la politique, il y a un jeu qui amusait
beaucoup les cousins de mon père, il s'agissait de prononcer le nom de Golda
Meir d'une manière particulière pour me faire pleurer et prouver ainsi que même
un bébé comprend les méfaits du sionisme. Mais il y a surtout la certitude des
enfants mexicains des années 80 : c'était bien Ronald Reagan qui se
cachait sous le masque de Dark Vador...
Tu fais partie des Libanais(e)s qui sont à la recherche de leurs
identité, dans une démarche de retour vers le pays natal ou d’origine,
mais bon nombre d’entre vous cherchent encore à quitter le pays. Que penses tu
de cette démarche ?
Je la comprends tout à fait. Je crois que
l'identité libanaise elle-même contient l'exil, en quelque sorte, l'exil en
fait partie. Par ailleurs, ce que je cherche dans le film c'est un pays
intérieur, mémoriel, rêvé, imaginaire. Ce pays-là, on peut l'emmener partout où
l'on va.
Ton film a été présenté au World Film Festival à Montréal et à la Mostra
Sao Paulo au Brésil où la communauté d’expatriés libanais est très grande.
Quelles ont été leurs réactions face à ton film ?
Des retours souvent émus, et émouvants. Des
spectateurs qui se reconnaissaient, et qui étaient assez bouleversés de se
replonger dans cette question-là, qu'ils n'ont pas tellement l'habitude
d'exprimer, de partager. Il y a quelque chose de très sincère dans les paroles
des personnages du film, presque comme s'ils pensaient à voix haute, comme si
l'on entrait à l'intérieur de leur tête. Du coup, un rapport très intime se
crée avec certains spectateurs, qui en quelque sorte se mettent à dialoguer, à
partager leur imaginaire avec celui du film. Mais ces réactions ne sont pas
réservées aux expatriés. Le sentiment de perte et d'exil se partage bien
au-delà.
Où en es-tu avec ton premier long métrage de fiction
« Breathe » ? (Qui d’ailleurs explore la même thématique de la
quête de l’identité) ?
Le projet s'appelle Mon souffle, en France, et dans ma tête il s'appelle
Rouhi. Il s'agit de frère et sœur, d'Antigone et d'un jardin, d'une maison en
ruine et du goût des figues... J'espère le tourner dans un an, au Liban.
Par ailleurs, j'ai envie de mettre en scène
de la danse, c'est l'art vivant qui m'excite le plus, mais ce n'est pas pour
maintenant...
Aout 2012
Interview réalisé par Lucile Gasber